- Wagon 17, rangée B, siège 13. –
Alors, c’est comme ça qu’on prend un nouveau départ ? Il suffit de payer, de s’asseoir naïvement dans un siège et d’attendre que le train démarre ? J’ai une boulle dans l’estomac, la gorge nouée. En fait, j’ai presque envie de pleurer. Tout ça m’écoeure, je m’écoeure. Je ne fais que fuir un passé trop douloureux, abandonner une amertume qui me berce depuis mon premier souffle. C’est pathétique. Et cette horde de médecin qui s’acharne à vouloir me diagnostiquer une quelconque maladie, un traumatisme. Pourquoi veulent-ils toujours tout savoir dans le moindre détail ? C’est eux qui le vivent mal, eux qui m’observent durant des heures, les yeux remplis d’une pitié hypocrite. Je vais très bien, regardez-moi, je ne suis pas malheureuse…
Avec peine, mes pieds se hissent sur le cuir froid de mon siège. J’enroule mes bras frêles autour des mes genoux et plonge mon visage dans l’obscurité. Je voudrais juste fermer les yeux, un instant. Songer à d’autres paysages, d’autres couleurs. Je voudrais me noyer dans les utopies, basculer dans ce monde onirique, m’endormir. Ne sentir que le souffle chaud de Morphée contre ma peau, n’avoir que cet être divin comme unique compagnon, le temps d’un misérable voyage.
Mes paupières s’agitent frénétiquement, comme pour chasser ces perles d’angoisse qui envahissent mes yeux. Je respire longuement, compressant vainement mes doigts endoloris contre mes tibias, déjà entraîné dans la cadence de frissons incontrôlables. Un long et assourdissant crissement retenti tandis que le train démarre lentement. Mon cœur s’emballe. Je desserre mon emprise et jette un dernier regard trouble vers la gare qui s’éloigne peu à peu.

Pardon, j’oubliais presque la politesse. Tant qu’à se parler à soi-même, autant y aller jusqu’au bout, non ? Je m’appelle Kroeger June. June, c’est le prénom que ma mère m’a donné, quand elle a eu la mauvaise idée de ne pas avorter, et Kroeger, c’est la seule futilité qui uni les membres puérils de ma famille. Je suis née un 13 janvier, surement dans le coin d’une ruelle salle, prés de l’alcool, de la drogue et du sexe. Ma mère n’était qu’une pauvre catin, pourrie par la cendre et la fumée, par l’abus de tout, par le désespoir et par les nombreux billets que ces monstres glissaient avec envie dans son soutien-gorge. C’est ainsi qu’une gamine on ne peut plus perdue donne la vie, au lieu de mourir dans la poussière.
J’ai grandie comme je suis née, dans un entourage aussi misérable que pitoyable, avec la seule envie d’enterrer une à une la moindre personne qui croisait mon regard, avant de creuser ma propre tombe. Cloitrée dans un squatte répugnant, je passais mes journées à attendre que mes journées passent. Je n’ai pas vu l’ombre d’une école, je n’ai pas entendu l’écho d’une sonnerie, pas le moindre rire d’enfants.
Les années sont passées, et, alors que j’agonisais dans mon propre cauchemar, ma mère décida d’abandonner son corps torturé, son âme souillée. Overdose, mutilation. Cette chienne a poussé son dernier soupir, sous un couché de soleil écoeurant. Ca paraît horrible, n’est-ce pas ? Si vous saviez. Ce soir-là, ce maudit soir, j’ai vu mon bourreau dormir, le plus paisiblement possible.
Puis, tout a changé. June Kroeger, 14ans, orpheline. J’étais cette pauvre gamine, illettrée, idiote, dépressive, antisociale. Mon grand-père m’a pris sous son aile, m’ouvrant alors à un monde que je connaissais à peine. Il m’a apprit à lire, à écrire, à compter. En 4pauvres années, j’ai vécu plus de chose qu’en ces 14foutus ans. Mais, au final, qu’est ce que ça a changé ? Un cœur plus fragile, plus humain. Un esprit torturé. Je suis cette folle qui rêve de rêver.

Alors, aujourd’hui, je me retrouve dans ce train, en direction de je ne sais où, un « établissement adapté à ma situation », sans-doute. J’ai dit au revoir à mon grand-père, lancé un dernier regard vide à la tombe de ma mère et j’ai fait ma valise.

Pensionnat Shôta, bonsoir…